Laurence Méhaignerie est la co-fondatrice de Citizen Capital, l’un des premiers fonds français d’Impact Investing qui a notamment investi dans les sociétés R-Pur, Telegrafik, Ulule, Open Classrooms ou encore Make.org créé par Axel Dauchez.
Elle a accepté de se prêter aux questions de la Umanz Interview.
Umanz- Présentez vous sans utiliser de titre ?
Laurence Méhaignerie : J’ai grandi dans une famille où la question de l’utilité publique était centrale, elle occupait la plupart de nos repas. Je n’ai jamais réussi à me projeter dans un projet professionnel sans une forme d’engagement clair. Des années plus tard, j’ai co-créé Citizen Capital avec la vision que l’entreprise serait le lieu où se prépareraient les plus grands changements de sociétés. Donc je reboucle la boucle.
Umanz- Que vouliez vous faire quand vous étiez petite ?
Laurence Méhaignerie : J’ai grandi avec un disque dur formaté pour faire de la politique. J’ai donc dû faire pas mal de détours pour trouver ma propre voie. Durant ma vingtaine, j’ai fait de la musique, nous avons monté un groupe de filles, les Pili Pili. J’aime beaucoup la musique.
L’autre sujet qui m’a beaucoup animée est la question de la mobilité sociale, de l’importance pour une société de permettre à chaque personne d’aller aussi loin que son talent lui permet, de ne pas être bloqué dans sa trajectoire pour de mauvaises raisons. J ’ai longtemps été habitée par la question de l’égalité des chances qui a fait l’objet du rapport que j’ai fait pour l’Institut Montaigne.
Citizen Capital a été l’aboutissement de mon cheminement “politique” personnel car au final, je n’ai jamais été attiré par la fonction élective.
Umanz- Qu’est-ce que vos parents vous ont appris ?
Laurence Méhaignerie : A aimer les gens, être curieux de l’autre et apprécier les autres pour ce qu’ils sont et pas pour leur fonction ou leur statut. A m’ouvrir à d’autres cultures, à ne pas avoir peur de l’autre; ma mère est américaine et mon père est breton.
Ils m’ont appris aussi la liberté d’aller au bout de ses convictions, d’entreprendre sa vie.
Umanz- Quel est votre meilleur moment professionnel ?
Laurence Méhaignerie : Le lancement de Citizen Capital, inspiré des community funds américains, spécialistes de l’empowerment des communautés et des premiers social venture funds.. Un pari fou car je n’avais aucun background dans la finance.
A l’époque, beaucoup considéraient ce fonds comme une idée philanthropique. Les premiers institutionnels que nous avons contacté en 2008 voulaient nous présenter leur fondation.
Umanz- A quoi avez vous renoncé ?
Laurence Méhaignerie : A avoir une grande famille avec de nombreux enfants. C’est l’un de mes regrets.
Umanz- Que feriez vous si vous deviez changer de métier ?
Laurence Méhaignerie : Dans mes rêves, je serai musicienne. C’est une activité qui m’aurait comblé. Je pourrai aussi être anthropologue, j’ai toujours aimé étudier l’ailleurs.
Umanz- Quelle leçon de vie aimeriez vous transmettre à votre fille ?
Laurence Méhaignerie : J’aimerai que ma fille soit convaincue qu’on peut être le changement qu’on veut voir advenir dans le monde comme le dit Gandhi, et qu’il est possible d’être entrepreneur de sa vie.
Et je constate que cette leçon porte dans sa génération qui n’a pas peur de faire, même si on lui dit que c’est impossible.
Umanz- Une lecture qui vous a bouleversé ?
Laurence Méhaignerie : Beloved de Toni Morrison. J’ai lu tous ses livres. Elle a su magnifiquement dresser l’état de la question raciale par la liittérature.
Umanz- Qu’est ce que vous ne savez pas ?
Laurence Méhaignerie : Malgré la vision exprimée au début de l’interview, je ne sais pas à quel point l’entreprise constitue le levier le plus efficace pour opérer les changements les plus profonds dont la société a besoin.
Je ne sais pas non plus si la forme traditionnelle de l’entreprise va évoluer vers de nouvelles formes de création collective pour être au plus près des aspirations de la société, ou si finalement, sa forme et sa gouvernance restera assez similaire à celle qu’elle a aujourd’hui.
Umanz- Qu’avez vous appris cette année ?
Laurence Méhaignerie : A quel point nous sommes fragiles. Nous avons touché du doigt à quel point fragiliser notre écosystème nous rend fragile, car nous en sommes une composante. J’ai récemment retrouvé ce passage sur le Roseau pensant de Pascal qui m’a frappé par le sens que sa pensée prend aujourd’hui : “L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.”
Umanz- Qu’est-ce qui vous inquiète ?
Laurence Méhaignerie : Les folies de l’homme…, plus que celles de la femme :). Par exemple le projet de colonisation des planètes qui considère le voyage spatial, non plus comme un domaine d’études, mais comme une question de “survie” pour l’espèce humaine, me dérange beaucoup. Le projet qui serait de fournir à l’humanité une solution de repli face à la dégradation de la planète est dangereux et régressif pour l’humanité. J’ai la même inquiétude pour le transhumanisme.
Umanz- Qu’est-ce qui vous rend optimiste ?
Laurence Méhaignerie : Cette accélération de l’histoire qui a le même effet sur nos prises de conscience. Une accélération qui fait que les choses arrivent plus vite que prévues et nous donnent plus de chance de changer la société.
Je vois chaque jour cette accélération dans mon milieu, quand l’homme se rend compte de son pouvoir au sein des organisations. C’est cette magie qui montre notre capacité en tant qu’humains à parfois avancer ensemble, plus vite dans la même direction.
Umanz- Quelle est votre phrase préférée ?
J’aime bien cette phrase d’Anaïs Nin : « Si je n’avais pas créé mon propre monde, je serais probablement morte dans celui des autres. »
Umanz- Quelle est votre vision du futur de l’impact investing ?
Laurence Méhaignerie : La bonne nouvelle c’est qu’on est en train de constater qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre profit et impact. En même temps, la finance for good est traversée par une tension…Car si l’objectif est de se valoriser dans le moins de temps possible, elle prend le risque d’être définitivement pas good…
Je vois comme un double scénario se dessiner avec d’un côté, une finance à impact de plus en plus institutionnalisée de type RSE ++ qui choisira son terrain de jeu dans les 17 ODD. Elle visera à accompagner la transition de l’économie mainstream, ce qui est essentiel. Et une autre finance d’impact, plus risquée et innovante, qui restera une tête de pont pour continuer à défricher et explorer les solutions de transition vers une économie régénérative, capable d’offrir des solutions de substitution aux activités auxquelles les entreprises devront renoncer, comme la bouteille plastique par exemple.
Biographie de Laurence Méhaignerie :
Associée co-fondatrice de Citizen Capital, créé en 2008. Laurence porte la stratégie d’investissement du Fonds en matière d’impact social.
Avant de fonder Citizen Capital avec Pierre-Olivier en 2007, Laurence a été chercheur associé à l’Institut Montaigne (2002-2005). Co-auteur du rapport Les oubliés de l’égalité des chances pour l’Institut Montaigne, elle a co-rédigé puis coordonné le lancement de la Charte de la diversité dans l’entreprise en 2004 aux côtés de Claude Bébéar. Elle a été conseiller technique auprès du Ministre délégué à la promotion de l’égalité des chances en 2005-2006. Laurence a commencé sa carrière comme journaliste au Moniteur.
Franco-américaine, Laurence a grandi en Bretagne. Passionnée par la question de la multiculturalité et des enjeux de mobilité sociale dans nos sociétés, elle intervient régulièrement sur ce questions.
Elle a par ailleurs eu un groupe de musique où elle a joué de la guitare durant 10 ans et a pratiqué la capoeira pendant 14 ans.
Laurence siège au conseil de Camif Matelsom. Elle est par ailleurs membre des conseils d’administration du groupe Ouest-France, de la Fondation Nexity et de l’association Article 1.