“Le monde change et on n’y comprend rien”. L’interview de Julien Devaureix - Umanz

“Le monde change et on n’y comprend rien”. L’interview de Julien Devaureix

Le monde change et on n’y comprend rien de Julien Devaureix est un ovni étrange. C’est à la fois un tour d’horizon implacable de nos systèmes mentaux et économiques qui ont abouti aux déréglements actuels. C’est aussi un guide philosophique et spirituel sur la façon d’être au monde.

On y découvre fasciné et inquiets la perte de contrôle de l’économie, de la dette, de la géopolitique, de la relation aux autres et à la nature et plus récemment des algorithmes.

On passe en revue nos imbrications, nos systèmes, nos hubris et nos limites. On y lit le reflet de nos vies dysfonctionnelles propulsées par le pétrole. 

En bref, on découvre, au-delà des imprécations, un livre hanté par la perte et par le doute et c’est ce qui le rend si humain et si attachant.

Julien Devaureix a accepté de répondre aux questions de Umanz :

 

Umanz : On sort du livre avec le profond sentiment qu’il faudrait changer nos croyances et biais avant même d’agir sur le climat. Comment vis-tu cette friction avec l’urgence ?

La formulation de ta question est intéressante parce qu’elle illustre bien un de ces biais dont je parle : il faudrait “agir sur le climat”. C’est effectivement un sujet clé qui prend de plus en plus de place et on formule souvent le problème de cette manière. Mais d’une part, le climat n’est qu’un des aspects de la crise écologique à laquelle nous sommes confrontés et d’autre part, il ne s’agit pas d’agir sur le climat, mais de questionner d’où vient le réchauffement et d’agir sur ses causes profondes.

C’est pour ça que je n’ai pas fait un livre sur le climat, ni même sur l’écologie. J’ai voulu aller à la source, comprendre pourquoi nous en sommes là, à devoir faire face à des enjeux aussi gigantesques que l’extinction accélérée du vivant, l’explosion des inégalités, la crise énergétique, l’accélération technologique incontrôlée, etc… J’ai fait un travail de recherche sur le fonctionnement du système dans son ensemble en essayant de trouver quelles sont les règles du jeu les plus fondamentales. Et effectivement, parmi celles-ci il y a nos croyances, la culture, la manière dont nous percevons le monde qui déterminent en partie nos choix individuels et collectifs. Tant que nous ne remettons pas en question par exemple, des idées telles que “rien n’est impossible”, ou bien “l’homme est au-dessus de la nature”, ou encore “il n’y a pas d’alternative” (au capitalisme, pour paraphraser Thatcher), il est très difficile d’ouvrir les yeux sur ce qui nous arrive.

La difficulté est double. D’une part, nous sommes têtus par nature, nous ne changeons pas facilement d’idée. On peut ici citer Proust qui résume bien le problème : “Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas” (Du côté de chez Swann). Et d’autre part, les structures médiatiques, éducatives et culturelles qui cadrent le monde des idées sont elles-mêmes difficiles à transformer.

Il y a donc effectivement friction entre l’urgence des enjeux et leur importance et notre capacité à pouvoir les résoudre. Et c’est évidemment inquiétant.

Un courts extrait de mon livre illustre le paradoxe auquel nous sommes confrontés en tant qu’individus, le voici :

Et pourtant, on nous dit que les petits pas comptent, qu’il faut être comme le colibri (faire sa part pour éteindre l’incendie en cours). Mais la planète est peuplée d’alcooliques à qui l’on demande d’arrêter de boire alors que le bar d’en bas est ouvert H24, livré à domicile, que des amis y passent chaque jour sans manquer de nous envoyer des photos de leurs cocktails en expliquant combien ils sont heureux de pouvoir boire à volonté et que, vraiment, on aurait tort de se priver. Et il nous faudrait rester « sobres » ?

Umanz : Comment gères-tu ton rapport au pessimisme et à l’optimisme ?

Je réponds à cette question dans la dernière partie du livre, après avoir pris le temps d’inviter le lecteur à mieux voir ce qui se joue et pourquoi. C’est donc un peu difficile d’aborder ce sujet sensible de manière abrupte car là aussi, nous avons toutes et tous des croyances profondes qu’on ne déconstruit pas en deux phrases. Mais il est vrai que souvent, quand on parle de sujets angoissants et de la possibilité d’un avenir moins confortable que notre présent, on nous répond “tu es bien pessimiste” et ce n’est évidemment pas un compliment. Il nous faudrait coûte que coûte, rester “optimiste”, garder espoir ; on nous dit même parfois que c’est la seule option possible parce que l’alternative est de sombrer dans la déprime ou même l’inaction. Mais je ne crois pas que ce soit la bonne manière d’aborder le sujet et surtout, il y a confusion sur les termes. De quel cadre parle-t-on ? On peut être par exemple, pessimiste pour le monde vivant, pour l’avenir de la civilisation dans son ensemble et optimiste pour soi-même (c’est d’ailleurs ce que les français font très bien d’après les sondages). Mais surtout, je dirais qu’il s’agit d’être réaliste, lucide, de bien évaluer les dynamiques, les forces en mouvement, les rapports de force et les probabilités.

L’optimisme (et le pessimisme) est un jugement porté sur l’avenir, on fait une prédiction, on imagine que les choses vont bien se passer. Si on le fait sur des bases solides, très bien, mais souvent, c’est de l’ordre de l’intuition ou plutôt d’une posture. “Je suis pessimiste par l’intelligence mais optimiste par la volonté” a écrit Antonio Gramsci pour exprimer cette idée.

Pour ma part j’essaie de la dépasser, elle me paraît un peu hors-sujet pour ce qui est de l’avenir de notre civilisation. Ce que je vois c’est que notre trajectoire collective n’est clairement pas bonne, pas tenable et qu’il nous faut réfléchir sérieusement à comment la modifier et quoi faire de ce qui vient. L’espoir est une chose en dehors de nous, je préfère me raccrocher à ce qui dépend de moi, c’est finalement moins angoissant et plus satisfaisant.

Umanz : Comment gères-tu le dialogue avec ceux qui jouent encore dans « l’orchestre du Titanic » et qui forment leurs enfants à continuer à jouer des mêmes instruments au milieu de la 6ème extinction de masse ?

Je pense en fait faire partie de ces gens-là. Mes enfants sont dans une école française absolument normale (et qui n’a presque pas évolué depuis que je l’ai quittée), je vis en ville, j’ai une voiture, je regarde des séries en streaming, etc… Le fait est que c’est très difficile de jouer sa partie différemment. Certes, j’ai bifurqué, j’ai quitté mon travail bien rémunéré, j’ai fait l’effort de lever mes œillères au moins un peu, mais les sacrifices qu’il faudrait faire pour totalement se mettre en conformité avec les exigences éthiques “durables” me paraissent encore hors d’atteinte. J’ai décidé depuis le départ, de ne pas me positionner comme un exemple à suivre et d’accepter mes contradictions. Mais surtout, je n’ai jamais cessé de dialoguer avec qui que ce soit. La plupart des gens qui ne changent rien à leur mode de vie trouvent de très bonnes raisons d’agir ainsi. Soit ils sont ignorants des enjeux, soit ils préfèrent rester dans le déni (ce serait trop coûteux pour eux d’avoir à vraiment se questionner), soit ils n’y arrivent pas, pour toutes sortes de raisons. Ce que j’ai essayé de montrer avec ce livre c’est que les choses sont bien plus complexes qu’on ne le pense. Nous sommes emportés dans un mouvement qui vient de loin, dans une construction à laquelle nous ne pouvons pas vraiment échapper et je ne crois pas que les stratégies d’opposition et de divisions actuelles soient la meilleure des manières de faire. On crève de vouloir avoir raison, de vouloir être du bon côté de la barrière, de juger l’autre comme un ennemi. C’est contre intuitif, mais le dialogue me semble être la meilleure chance que nous avons de maintenir les conditions du “vivre ensemble” dans un contexte qui se tend.

Umanz : Comment as tu appris à danser avec l’incertitude ?

J’apprends encore et ce n’est pas facile tous les jours. On ne quitte pas des décennies de conditionnement comme ça. J’aime beaucoup cette phrase de Christophe Colomb : « Tu ne traverseras jamais l’océan si tu as peur de perdre de vue le rivage. » Elle m’a aidé à rentrer dans l’incertitude parce qu’elle est une promesse d’aventure et que donc ça compense un peu la perte de repères.

Mais le fait est que nous détestons l’inconnu, nous sommes faits ainsi. C’est pour ça que les traditions existent par exemple, elles sont des sédimentations culturelles de comportements qui ont été à un moment jugés comme essentiels pour la sécurité de la communauté. Dans un contexte précaire, l’incertitude c’est la mort, on ne sort pas des clous avec légèreté et d’ailleurs on se fait vite rappeler à l’ordre par le groupe qui pourrait être mis en danger par nos initiatives. Certes, dans des société modernes, la prise de risque est valorisée, parce qu’on fait toujours en sorte de s’assurer, de se “hedger” comme on dit en anglais, on ne part pas sans filets.

Je suis donc encore loin de “danser avec l’incertitude”, mais j’essaie d’intégrer des notions qui me semblent pertinentes pour la suite de ma partie (de vie). Je me dis que puisque le monde va devenir de plus en plus imprévisible, autant travailler ce muscle d’improvisation et d’acceptation de ce qui est ; et je philosophe en me disant qu’après tout, la vie elle-même n’est que chaos, qu’on ne maîtrise in fine par grand chose et que peut-être l’acceptation de ce mouvement flou aboutit à une légèreté qui me paraît être souhaitable. J’ai encore du travail…

Umanz : Comment as-tu trouvé ton sens ?

Je ne l’ai pas trouvé et surtout, je ne le cherche plus. A la question du sens de la vie, je réponds désormais qu’il est évident, c’est de la naissance vers la mort. Et entre les deux, on s’invente ce qu’on veut, on vit tout simplement et c’est déjà pas mal.

J’essaie simplement de mieux me connaître, de gratter un peu de libre-arbitre là où je peux, plutôt que de me laisser balloter par mes passions et par les circonstances, et je tente de m’inventer des valeurs et parfois même, de les mettre en pratique, ce qui est une toute autre histoire. Revenir au présent, ralentir si possible, faire attention à ce qui compte, trouver des moments de joie, créer des liens. C’est en fait assez simple, mais aussi tellement compliqué parfois. Le voyage en tout cas, m’intéresse et c’est déjà pas mal.

 

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