Notre intelligence humaine n’est pas accidentelle. Elle s’est structurée au cours de notre évolution, nous éloignant toujours davantage des comportements automatiques qu’on appelle l’instinct. Lequel organise tout le règne animal, sans que nous n’y comprenions rien.
Certains pensent que notre exceptionnelle intelligence constitua le moteur de nos évolutions. D’autres affirment qu’elle en serait la conséquence. Une seule certitude s’impose : elle nous a jadis permis de nous adapter à notre environnement. Puis, un unique et inverse exploit : nous permettre d’adapter notre environnement à nous-même. C’est alors que débuta véritablement l’anthropocène.
Notre intelligence se révèle très surprenante en sa dynamique interne : elle nous permet d’élaborer des concepts et de nous projeter hors de la réalité. Son principal objet cependant, son essence même et son continuel projet demeurent inchangés : elle entreprend de fonder, de développer et d’organiser toutes nos interactions avec nos congénères. Créant dans chacune de nos communautés des relations aussi paisibles que possible.
Même si nous l’oublions souvent, notre très spécifique intelligence est intrinsèquement sociale et grégaire, régissant nos comportements. Eux-mêmes sans cesse refondés et restructurés pour organiser notre vitale solidarité. Nos indispensables collaborations. Et c’est pour que nos communautés puissent prospérer, qu’une autre de nos principales facultés
adaptatives s’est développée : être d’accord pour ne pas l’être.
Cette aptitude au désaccord accepté – qui nous éloigne sans retour de l’animalité – constitue la racine de notre solidarité d’espèce. On peut l’observer dans le monde réel : malgré une commune nature et au gré de nos différences, nulle personne humaine n’est jamais d’accord à 100% avec une autre (même après 50 ans de vie commune). L’apaisement social, né du respect de la divergence d’opinion, irrigue nos communautés heureuses, tant par mimétisme que par symétrie. Si je respecte l’autre autant que je me respecte, il se respectera alors autant qu’il me respectera.
Cette étonnante faculté à la divergence acceptée constitue encore la racine de toutes nos inventions utiles. Notre créativité, privilège toujours de notre humanité, naît de nos échanges divergents pacifiés. A l’opposé donc des idées imposées – par volonté de dominance.
Car certains se montrent incapables d’être d’accord pour ne pas l’être. Obnubilés par leurs tyrannies intérieures – une hypertrophie de l’ego – principe d’une triste déshumanisation. Ils s’efforcent sans cesse de démontrer qu’ils ont raison, autant que les autres ont tort, puisqu’ils pensent ou ressentent autrement.
Cette médiocrité morale, intellectuelle et émotionnelle engendre nos innombrables conflits. Lesquels ensuite détruisent nos familles, polluent nos organisations et nos cités, massacrent des vies ou des peuples entiers. L’autre devenu un ennemi – l’enfer même parfois – ne mérite alors qu’une légitime éradication. Nos réseaux sociaux débordent désormais de cette regrettable indigence, allant parfois jusqu’à la haine ; la politique surmédiatisée est devenue contre-exemplaire et s’étale en répugnantes joutes conflictuelles ; les scientifiques et les universitaires s’insultent dès la moindre divergence…
Cette autodestructrice tendance s’observe aussi chaque jour dans nos entreprises ou nos organisations : beaucoup y veulent à force avoir intellectuellement et rationnellement raison, quitte à avoir relationnellement tort. Chaque interaction risque alors se transformer en un potentiel pugilat.
On remarque aussi que toutes les inhumaines tyrannies, les idéologies fanatiques et destructrices, toujours masquées de leurs meilleures intentions, s’en inspirent et s’y développent. Toute altérité, toute pensée différente, libre, personnelle et autonome, y sont prohibées, sanctionnées, condamnées.
Emmanuel Lévinas nous avait pourtant jadis prévenu : l’altérité de l’autre m’est indispensable pour me permettre de devenir celui que je suis. Et plus l’autre est autre, plus il me donne de chance de vraiment devenir moi. Moins donc j’accepte ses différences ou l’expression de ses autres opinions, moins je m’humanise. Ou plus je me bestialise !
C’est dans le creuset de nos différences acceptées, dans le courage de la divergence assumée et dans le respect de nos dissemblances que nous pourrons utilement inventer un monde plus humain. Moins monolithique ou manichéen et infiniment plus créatif et vivifiant.
Apprendre ou réapprendre au plus vite, à être d’accord pour ne pas l’être, malgré des années d’éducation normative imposée – seule la répétition du professeur garantit la bonne note – et renoncer aux mono-pensées imposées constitue un impératif existentiel, spirituel, moral et intellectuel pour nous inventer un vrai futur.
Nous sommes désormais trop nombreux sur notre merveilleuse planète pour ne pas retrouver l’équilibre essentiel de notre commune intelligence, celle d’accepter d’être d’accord pour ne pas l’être !
Xavier Camby est CEO et fondateur d’Essentiel Management