Le COVID 19 et le confinement nous ont permis de jeter un regard cru sur la complexité de nos entreprises et administrations. Mais la complexité est t-elle une fatalité ? Peut-on décomplexifier nos organisations et si oui comment ?
Umanz a recueilli les enseignements de Rend Stephan, ancien partner au BCG, président fondateur du cabinet mondial endCX qui guide l’action des dirigeants sur les sujets de la complexité, de la performance et du leadership.
Umanz – Comment les organisations sont-elles devenues si complexes ?
Rend Stephan : Il y a plusieurs raisons – mais citons trois causes premières. D’abord l’illusion de complexité : croire que le monde est de plus en plus complexe, et y répondre souvent avec des structures et approches elles-mêmes de plus en plus complexes – un cercle vicieux très nocif. Puis la prépondérance des améliorations continues, qui créent le paradoxe des méthodes incrémentales : une longue suite de décisions rationnelles menant à des résultats sous-optimaux et complexes – pensez à une voiture très bien entretenue mais qui ne peut rivaliser avec une voiture neuve équivalente. Enfin, le mélange explosif : l’invasion des experts dont la complexité est la raison d’être, couplée avec la résignation des leaders à une attitude de gestion de cette même complexité, considérée comme inévitable – pensez organisations ou processus tellement complexes qu’ils en deviennent ingérables.
La complexité, comme une fumée épaisse et toxique, mène inexorablement à l’épuisement des systèmes (individus, organisations, pays), à leur fragilité (tout le contraire de la résilience), et à l’aveuglement (qui nous empêche de voir l’essentiel) – et le manège continue vers plus d’épuisement, de fragilité et d’aveuglement. Donc il faut absolument en sortir.
Les statistiques sont écrasantes : décennie après décennie, les grands projets (ambitions de croissance, changements stratégiques, transformations, etc.), dans les domaines privés et publics, ont un taux désastreux de retards, de dépassements et d’échecs, sans parler du stress, d’épuisement et de désengagement de tous les acteurs humains.
Un point très important : la complexité n’est pas un concept « sorti de nulle part » – nous la créons, nous y cédons et nous la laissons se développer telle une épidémie ; puis nous en souffrons, nous en gérons les symptômes pour réduire notre douleur, le tout avec peu de prévoyance et de courage pour la combattre et la vaincre.
“la complexité n’est pas un concept « sorti de nulle part » – nous la créons, nous y cédons et nous la laissons se développer telle une épidémie”
C’est un constat désolant mais qui porte néanmoins un grand message d’espoir : nous sommes aussi les seuls acteurs du processus de rémission. Sauf qu’il nous faudra plus de leaders et moins de managers ; plus d’hommes d’état et moins de politiques politiciens et de bureaucrates (termes non genrés). Un changement radical – mais absolument essentiel.
Umanz- Quels sont les principes clés de la décomplexification ?
Rend Stephan : C’est un chantier de fond (pas une initiative passagère) qui doit utiliser les meilleurs antidotes contre les trois causes premières citées plus haut.
Contre l’illusion de complexité – prenons la pilule rouge. Ceux qui ont vu le film « Matrix » de 1999 comprennent cette référence. Pour tous les autres, c’est une métaphore représentant le choix entre la brutale vérité de la réalité (pilule rouge) et une vie d’ignorance béate baignant dans une illusion (pilule bleue). Dans une large mesure, poursuivre l’illusion de complexité et croire au mantra de la gestion de la complexité, au lieu de la combattre pour la vaincre, c’est choisir la pilule bleue.
La complexité tue la perspicacité, ou la capacité de voir avec lucidité. La pilule rouge nous la rétablit. Commençons donc par nous reconditionner : méfions-vous des approches, des processus et des dispositifs complexes lorsque nous en rencontrons ; identifions les situations de paradoxe de l’amélioration continue ; soyons à l’affût d’un mélange explosif avec trop d’experts et peu de leadership. Nous commencerons alors à voir l’illusion de complexité pour ce qu’elle est – auto-infligée – ce qui nous permettra de suivre le principe de De Vinci : « la simplicité est l’ultime sophistication », et de faire du combat contre la complexité notre but ultime.
“La complexité tue la perspicacité, ou la capacité de voir avec lucidité”
Contre le paradoxe des améliorations continues – renversons la règle des 80/20 de Pareto.
La plupart (~80%) de nos approches de résolution de problèmes se font à partir d’une position de départ, et par étapes incrémentales. Nous avons largement adopté cette voie, souvent rationnelle, consciemment ou inconsciemment, et nous voilà, « paradoxalement » submergé par la complexité et la sous-performance.
Rarement (~20%) nous suivons le principe d’Einstein : « on ne résout pas un problème avec les mêmes modes de pensée qui l’ont engendré », ce qui suppose de recadrer le problème avec perspicacité, redéfinir l’objectif avec courage, et redessiner complètement le chemin.
Il faudra renverser le 80/20 de Pareto, donc suivre plus souvent le principe d’Einstein. C’est un grand chantier – éducatif et organisationnel – mais absolument essentiel et à notre portée. Cette tâche est la principale responsabilité de tout décideur, dans tous les domaines, et à tout niveau.
Contre le mélange explosif – du leadership courageux pour échapper au labyrinthe des gestionnaires et des experts.
La complexité éviscère – tue le vrai courage. C’est pourquoi le monde compte peu de leaders et trop de gestionnaires. La complexité rallie contre nous un venin ancestral – la diversion – auquel nous devrons répondre par un antidote séculaire – la concentration.
En effet, les systèmes complexes (en stratégie, en organisation, en exécution) le deviennent parce que nous essayons d’y mettre trop de choses, de répondre à un grand nombre de besoins et/ou de couvrir tous les détails. Laissons cela aux experts, internes ou externes : le rôle du leader est de se concentrer sur l’axe essentiel.
Comme disait Peter Drucker : “Le management, c’est bien faire les choses ; le leadership, c’est faire les bonnes choses.”.
Umanz- Comment les organisations peuvent se décomplexifier post-Covid ?
Rend Stephan : Les périodes de grandes crises, comme celle du covid-19, aussi dramatique qu’elle soit, pourraient servir de catalyseur à des prises de conscience, et surtout à des actions orientées vers l’essentiel. Comme vous l’aurez compris, l’essentiel ne peut être atteint sans combattre et vaincre la complexité.
Il ne faut pas penser à décomplexifier, donc partir de la position actuelle, mais réinventer la plupart des systèmes tabula-rasa, avec peu de contraintes, pour y inclure le minimum de complexité – c’est une fin en soi.
Trois conseils fondamentaux pour les organisations :
• Réhabiliter la stratégie
• Repenser la performance
• Revisiter l’intégration
Réhabiliter la stratégie est un retour aux bases.
Le chemin stratégique suppose de faire des choix, le plus souvent entre des options assez valables. Il faut arrêter d’avoir peur de choisir, de rester dans le compromis perpétuel, au prix d’un manque de clarté très fertile à l’accumulation de complexité et ses effets néfastes. La diversification des choix peut parfois être une stratégie « moyenne » si vous gérez des investissements, mais c’est une condamnation à mort dans les affaires et dans la politique gouvernementale, où vous avez besoin d’un positionnement clair et d’une concentration de ressources. La diversification stratégique, donc le manque de concentration, est une phénoménale source de complexité et de sous-performance – pensez Apple avant le retour de Steve Jobs.
Repenser la performance est une position holistique.
Je l’appelle Performance Ultime : stratégique, opérationnelle, financière, humaine, environnementale. Il est tout à fait sain de faire parfois des arbitrages de quelques composantes par rapport aux autres. Mais la position extrême qui privilégierait systématiquement un ou deux critères ne peut qu’être néfaste à moyen terme.
Par ailleurs, la productivité pure ne peut pas être une bonne mesure de performance si elle a des conséquences dramatiques sur l’humain et l’environnemental : elle crée des complexités sous-jacentes qui viennent nous exploser à la figure. Même constat pour les performances financières extrêmes (e.g. les marchés qui dictent les stratégies de court-terme), ou la croissance fuite-en-avant (business modèles où le « gagnant prend tout ») etc.
Revisiter l’intégration est un volte-face délibéré.
Intégrer, connecter, consolider, réaliser des économies d’échelle sont des concepts classiques du management. Ils ont parfois leurs mérites, mais appliqués à l’extrême, ils deviennent très dangereux. Et nous continuons de les appliquer à l’extrême, en sous-estimant fortement l’effet et le coût de la complexité inhérente, et des vrais rendements décroissants qui s’y attachent. Persister à dire qu’une organisation doit continuer à fusionner avec d’autres pour croître et survivre est une chimère – la masse critique est souvent largement atteinte à des niveaux beaucoup plus faibles que ne le préconisent les experts intégrateurs. Les multiples échecs de fusions et acquisitions sont là pour en attester.
On parle ces temps-ci de l’extrême interconnectivité de la chaine d’approvisionnement mondiale, et de notre incapacité à réagir face à la crise actuelle. C’est évidemment à revisiter, fortement. Mais les changements devraient être encore plus proches et plus tangibles : revoir les systèmes organisationnels hybrides et multicouches, dans le privé (structures matricielles) ou le public (mille-feuilles territoriaux et bureaucratie rampante). Il faut décortiquer les systèmes centralisés puis les rebâtir en partant de leurs composantes les plus petites possibles, centralisant uniquement les fonctions qui ajoutent vraiment de la valeur.
Ces trois conseils fondamentaux sont universels c’est-à-dire applicable tout le temps. Ils sont néanmoins encore plus pertinents dans la période ultra-incertaine et ultra-turbulente qui nous attend post covid-19, dans un univers de croissance faible ou négative. Les systèmes complexes (donc non-résilients) ne survivront pas, même avec les meilleures intentions du monde.
“dans un univers de croissance faible ou négative. Les systèmes complexes (donc non-résilients) ne survivront pas, même avec les meilleures intentions du monde.”
Umanz- Est-ce que la décomplexification doit être synonyme de réduction des coûts ? Quel est la place de l’humain et du sens au travail dans la décomplexification ?
Rappelons qu’il est trop complexe de gérer la complexité – ce que la plupart des approches classiques de simplification essayent de faire, en se concentrant parfois sur les coûts, parfois sur les strates organisationnelles, etc. Elles sont largement inefficaces car non-holistiques, et non-pérennes.
Décomplexifier pour réduire les coûts n’est pas une simplification : c’est une réduction des coûts. Décomplexifier n’est pas un projet, mais une mentalité, une philosophie qui croit en la simplicité comme ultime sophistication (De Vinci), et qui considère la performance ultime comme holistique.
Oui, les systèmes décomplexifiés seront plus efficients et efficaces, par définition. Et c’est tant mieux. Mais dans ce cadre, l’humain est le grand gagnant..
Les managers / leaders demandent aux gens de les rejoindre dans une entreprise stimulante, ils exigent les plus gros efforts et le plus grand engagement possible. Mais nous avons vu que la plupart créent et amplifient la complexité, consciemment ou inconsciemment. Tous ceux qui sont sous leur leadership – que ce soit une petite équipe, une grande organisation ou un pays – sont contraints de vivre avec les conséquences douloureuses de tels choix, et souffrir jour après jour de tant de complexité.
L’humain, dans la grande complexité ambiante, est très mal loti.
Appliquer les stratégies anti-complexité, qui visent l’ultime performance holistique, permettront à l’humain de se désengager du cercle vicieux de la complexité, et donc d’améliorer sa condition de façon significative.
Umnaz- Quel est le ressenti des dirigeants sur le sujet de la complexité ?
Les deux-tiers des dirigeants et des cadres supérieurs avec lesquels je m’engage dans le monde croient que :
• Le niveau de complexité de leur vie professionnelle est (très) élevé
• L’impact de la complexité sur eux et leur organisation est (très) négatif
• La complexité de leur organisation augmentera (fortement) dans les 2-3 prochaines années
Autant d’indicateurs confirmant que la situation est dramatique et non soutenable.
Einstein a dit : « tout imbécile intelligent peut rendre les choses plus grandes et plus complexes. Il faut une touche de génie et beaucoup de courage pour aller dans la direction opposée ».
Je pense que nous avons tous un choix courageux à faire ici – celui d’aller vers une touche de génie.
Il est temps que nous consacrions la majeure partie de nos efforts sur cet objectif. C’est la plus importante caractéristique du vrai leadership.