Les Phrases de Presque II - Umanz

Les Phrases de Presque II

Les Phrases de Presque II

 

 

À l’ère des réponses automatisées et de l’autocomplete, les “phrases de presque” viennent combler un manque en créant un vide.

En ressuscitant cette part de mystère, cet espace entre les choses auquel tout âme aspire.

Lors d’une conférence de presse donnée à l’occasion de la sortie du film The Brutalist, le réalisateur Brady Corbet a révélé en quelques mots ce qui fait l’essence des phrases de presque :

« J’aime tout ce qui fait que le sentiment du spectateur reste perpétuellement irrésolu. Je pense qu’il y a trop de films, trop d’architectures qui arrivent à une conclusion connue d’avance et qui ne continuent pas à évoluer dans votre espace mental ».

Il y a des mots qui cherchent à provoquer une expérience linguistique : chaque phrase est une énigme, chaque mot un nœud de sens.

Ces mots murmurent que le centre est trop brûlant pour être atteint de front

Les phrases de presque dont j’ai inauguré la première édition l’année dernière sont des charades sacrées que seuls ceux qui ont gardé leur âme d’enfant peuvent comprendre.

Voici donc la deuxième édition des phrases de presque que j’inaugure de cette phrase somptueuse que reconnaîtront les navigateurs :

“Considérer une côte tandis qu’elle défile au long du navire, c’est comme se pencher sur une énigme. Elle est là devant vous, souriante ou hostile, tentante, splendide ou médiocre, insipide ou sauvage, et muette toujours, non sans un air de murmurer : Approche et devine.”

Joseph Conrad, Au coeur des ténèbres

Dans son voyage elle croisera bien sûr les paroles gelées :

« Ils aperçurent en mer une étrange chose. C’étaient des paroles gelées, comme cela arrive souvent dans ces régions froides. […] On entendit des bruits de voix humaines, mais confus et inintelligibles. Panurge, curieux comme à son habitude, en ramassa quelques-unes. Quand il les réchauffa près du feu, elles fondirent, et l’on entendit des éclats de voix, des cris de bataille, des paroles douces et d’autres effrayantes.”

François Rabelais, Le quart livre

Et elles projetteront tout d’un coup de l’extraordinaire sur le quotidien le plus plat :

“Je viens de quitter Printemps sur le seuil de sa chambre. Il a une psychologie à toute épreuve, mais des mimiques d’enfant trouvé.”

Henri Pichette

Car les phrases de presque dessinent un monde en pointillé un monde tissé de mystères. Elles nous murmurent qu’elles savent qu’

“Il y a un jadis plus puissant que le passé que le langage et la mémoire mettent à disposition.”

Pascal Quignard

Et que parfois…

“La seul façon de dire non est d’avoir un oui plus profond.”

Matthew Kelley

Elles murmurent qu’il est parfois nécessaire de méditer longuement leur portée ésotérique :

“Il y a quelqu’un dont l’absence ne cesse de vous accompagner.”

François Cheng

pour nous faire enfin comprendre que

“L’ enfance est une branche de la cartographie.”

Michael Chabon

Alors, elles nous laisseront pénétrer dans leur mystère intime pétri de liberté totale afin de contempler leur vérité folle, celle que dessine Joan Walsh Anglund :

”un oiseau ne chante pas parce qu’ il a une réponse, mais parce qu’il a une chanson.”

In fine, les phrases de presque savent que dans toute vie “Il ya des messages dans les crevasses” comme nous le dit Jon Batiste, l’artiste musical le plus intéressant du moment.

Elles savent aussi comme René Char que

« Les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux. »

Elles savent enfin que certaines phrases ne prennent vraiment leur sens qu’en fonction de l’âme que l’on y met.