“Les humains sont aujourd’hui moins tenus en servitude que de plus en plus et massivement tenus comme inutiles insignifiants, jetables.” Et, pourtant, ne pas humilier est souvent une question d’attention.Nous avons rencontré Olivier Abel qui publie “De l’humiliation” aux Editions Les Liens qui Libèrent. Il a accepté de répondre aux questions de Umanz :
Umanz – Pourquoi notre société produit actuellement tant d’humiliation ?
Olivier Abel : Il y a toujours eu de l’humiliation, mais la complexité de nos systèmes offre de multiples occasions de profiter de la moindre position de pouvoir pour humilier ceux qui sont de l’autre côté du manche. Et puis d’une certaine manière les sociétés à la fois capitalistes et démocratiques nous placent dans une perpétuelle comparaison, une compétition où nous devons nous mesurer, sinon nous vanter et nous envier. Notre monde est ainsi envahi par le poison de ressentiments et de passions qui ne trouvent pas de place dans un monde où tout est quantifié. Enfin ce qui aggrave le phénomène c’est que nous sommes sensibles aux inégalités et aux violences, mais relativement indifférents aux humiliations : peut-être parce que le fond de notre civilisation est à la fois stoïcien et chrétien, deux écoles de modestie, qui considèrent que l’humiliation ne doit pas nous toucher. Le déni est donc ancien. Mais il est renforcé par l’idée que l’humiliation est une affaire purement morale et subjective, qui ne concerne que ceux qui l’éprouvent, et qui n’est ni mesurable ni punissable.
Umanz – Quel rapport faites-vous entre l’affaiblissement de la culture des humanités et l’humiliation ?
Olivier Abel : Je dirai d’abord que l’humiliation fait taire, qu’elle affecte le sujet parlant, qu’elle disqualifie sa parole et son langage même. Les humanités s’attachent à ces questions de langues, d’histoires, de cultures, de cultes, dont elles savent que ce sont des « formes de vie ». Elles supposent la reconnaissance des autres humanités, de l’humanité de l’autre. Elles savent par exemple la différence des langues, et ne traitent pas la traduction comme un détail technique, mais comme quelque chose qui demande de l’hospitalité langagière, de l’attention, des égards. Elles savent que les cultures ont des origines diverses et complexes, et proviennent souvent d’ailleurs : par exemple les humanités de l’Antiquité grecque nous sont largement parvenues par le monde arabe, et les humanités bibliques, si essentielles à la culture européenne, sont issues du Proche-Orient. Tout cela est largement écrasé par le présentisme communicationnel, qui fait de notre époque le sommet de la culture et méprise tout ce qui n’est pas elle, ce qu’elle n’a pas intégré à son grand consensus. C’est ce qui rend notre époque intolérante aux cultures des minorités, qu’elle traite de communautaristes.
Umanz- Quel est le rôle du digital dans les nouvelles formes d’humiliation ?
Olivier Abel : On pourrait distinguer deux formes d’humiliation, l’une verticale, l’autre horizontale. L’humiliation verticale est le fait des institutions, dont certaines sont humiliantes dans leur forme même, comme les lois d’apartheid, mais même les institutions les plus ordinaires et innocentes peuvent être utilisées par leurs agents de manière humiliante. L’humiliation horizontale, elle, se déploie là où il n’y a plus ou pas d’institution, pas de régulation. Dans le monde ultra-libéral d’aujourd’hui, ce sont les réseaux sociaux qui sont devenus aujourd’hui les autoroutes de l’humiliation. Par rapport à ce qu’était la conversation en vis à vis, les téléphones portables et tous les réseaux sont une mutation technique majeure, projetant nos dits et faits vers le monde entier : nous ne sentons plus ce que nous faisons, nous ne voulons plus ce que nous disons. Nous sommes plongés dans une demande infinie et exacerbée de renommée, de reconnaissance, à un besoin de rester « in », de rester en lien, mais dans une lutte sans règle, où l’on peut prendre tous nos jeux pour des réalités, et nos réalités pour des jeux.
Umanz- Peut-on inverser dans le monde du travail la remplaçabilité permanente ?
Olivier Abel : Dans l’économie ancienne, qui était encore le cas dans le capitalisme classique, l’humiliation, c’était grosso modo d’être tenu en servitude, en esclavage. L’émancipation avait tout son sens. Dans la nouvelle économie, générée par le néo-capitalisme, il y a une nouvelle figure d’humiliation, qui est celle de l’exclusion : bien des humains sont superflus, et ne servent à rien. S’ils avaient les moyens, ils paieraient pour travailler, pour rester brancher dans le monde actif ! Mais ils sont jetés comme des rebuts inutiles. C’est la nouvelle forme du tragique. Le management des ressources humaines se fait sous la terreur d’être licencié, et n’a de cesse d’assouplir, de flexibiliser, de casser les habitudes, les formes de vie trop aménagées. On a beaucoup parlé du management par l’humiliation en entreprise, quand on ne cesse de déplacer les agents pour défaire les liens et empêcher les attachements. On bien quand on « placardise » ceux dont on souhaiterait qu’ils s’éliminent eux-mêmes. Que se passe-t-il quand on fait travailler quelqu’un pour rien, quand on lui donne une occupation qu’il sait inutile ? Cette « économie » affecte la forme entière de nos liens. C’est comme si on attendait que les humains se détachent d’eux-mêmes, s’épuisent à maintenir ou entretenir des liens dont les autres ne veulent plus.
Umanz- Comment bâtir des organisations “non-humiliantes” ?
Olivier Abel : Il existe en effet des institutions destinées à nous protéger des violences mais qui font un usage humiliant du monopole de la force qui leur a été accordé, ou des institutions destinées à nous protéger de la misère qui peuvent elles-mêmes être perçues comme humiliantes, paternalistes, ou bien nous obligeant à nous mettre au format requis sans tenir compte de ce que nous aurions à raconter. Pour penser des institutions non-humiliantes, je propose de distinguer deux sens de l’humiliation, qui sont d’ailleurs souvent paradoxalement conjoints : le premier c’est d’être montré et exposé malgré soi, et le second est d’être malgré soi exclu du jeu, écarté, rejeté dans l’invisibilité. Ce dernier affecte l’estime de soi du sujet, sa confiance dans sa capacité à participer, à montrer qui nous sommes. Le premier affecte le respect de soi, la pudeur, le sentiment que nous portons en nous quelque chose sur quoi les autres (ni nous-mêmes) ne peuvent mettre la main. Si nous cherchons à imaginer ce que serait une société dont les institutions (police, préfectures, administrations, prisons, hôpitaux, écoles, etc.) seraient exemplairement non-humiliantes, il faut cesser de les penser comme des administrations, des appareils normatifs, et les penser comme des théâtres qui protègent et instituent des sujets parlants. Ce serait des théâtres de la reconnaissance mutuelle, à la fois l’installation d’écrans protecteurs derrière lesquels on puisse se retirer, et l’installation d’espaces autorisés où chacun puisse s’essayer et se montrer.
Umanz- Quelle place peut prendre la question de l’humiliation dans l’élection présidentielle ? Et avez vous discuté avec les candidats ?
Olivier Abel : Non, je n’en ai parlé avec aucun, et mon propos reste assez général ! Je commence ce livre en disant qu’une élection présidentielle peut se gagner ou se perdre sur un sentiment d’humiliation ou sur son adroite manipulation, sur son déni méprisant ou sur sa sincère prise en compte. Un président peut être jeté par une société au motif qu’il serait trop souvent apparu comme humiliant. Un président peut être élu parce qu’il prête sa voix au sentiment d’humiliation, parfois ancien mais longuement ruminé, d’une société entière. On a ainsi vu, à l’ombre de la démocratie, des majorités dangereuses porter Trump ou Erdogan au pouvoir. On pourrait dire aussi que c’est l’humiliation de la Russie, au moment de la chute du système soviétique, et parfois même une auto-humiliation excessive des « perdants » du communisme face à l’Occident triomphant, qui a été le carburant revanchard de Poutine. La barbarie est ce qui répond à l’humiliation, quand celle ci a dévasté les circuits de la reconnaissance.