"Lorsque nous parlons de développement durable, nous parlons en réalité de notre droit à opérer dans le futur." Le discours d'Emmanuel Faber au Consumer Goods Forum - Umanz

« Lorsque nous parlons de développement durable, nous parlons en réalité de notre droit à opérer dans le futur. » Le discours d’Emmanuel Faber au Consumer Goods Forum

Il y a deux ans à Berlin, Emmanuel Faber, CEO de Danone prononçait un discours mémorable sur l’avenir de la consommation responsable et le challenge des marques alimentaires durables.

En voici la vidéo et le texte intégral :

Avant de parler de révolution, laissez-moi débuter par ce qui n’a pas changé et ce qui n’est pas près d’évoluer : le métabolisme humain, le vôtre et le mien.

Depuis le temps où nos ancêtres chassaient les mammouths, la graisse, le sel et le sucre nous ont toujours été indispensables. Ces composants, rares et vitaux nous donnaient l’énergie nécessaire à la chasse. Mais en observant cette salle et en me regardant, je me dis que ces paramètres ont quelque peu évolué.

Et cela a eu un impact important. D’un côté, nous pouvons être fiers, en tant qu’industrie, d’avoir permis à un grand nombre de personnes d’accéder à la nourriture, ce qui a réduit la faim dans de nombreux endroits sur terre. D’un autre côté, cela a eu des conséquences inédites et plutôt inattendues : une explosion des maladies non contagieuses, mais aussi un épuisement des ressources de la planète.

Comment est-ce arrivé ? Selon moi, la nourriture est précieuse et pourtant, nous la qualifions de « marchandise ». La nourriture raconte tout ce que je suis, tout ce que vous êtes. Elle raconte une façon de voir le monde, elle a un sens dans nos vies et nous l’appelons « produit de consommation ». Nous en avons fait un bien de consommation. Nous laissons le marché susciter la demande, alimenter l’offre alors que nous sommes programmés pour nous alimenter en sel, en graisses, en sucres. Et voilà le résultat ! Parce que, contrairement à ce que Wall Street essaie de nous dire, il n’y a pas de main invisible. En particulier s’il s’agit de prendre de bonnes ou de mauvaises décisions.

« Le système a atteint ses limites et nous les repoussons »

Le système a atteint ses limites et nous les repoussons. Alors, pourquoi ne pas s’arrêter là ? Nous ne le faisons pas, tout simplement parce que le consommateur ne réalise pas que le système a atteint ses limites. Le consommateur ne réalise pas cet état de fait parce que le système alimentaire l’a déconnecté des aliments qu’il consomme. Parce que nous voulons que nos marques se montrent sous leur meilleur jour, nous avons déconnecté nos consommateurs de tout ce qui se passe dans l’ombre : les déséquilibres, les risques, les opportunités et les inégalités des cycles alimentaires.

« Parce que nous voulons que nos marques se montrent sous leur meilleur jour, nous avons déconnecté nos consommateurs de tout ce qui se passe dans l’ombre : les déséquilibres, les risques, les opportunités et les inégalités des cycles alimentaires. »

Cette déconnexion est tellement extrême qu’aujourd’hui un tiers des consommateurs britanniques seulement est en mesure de faire le lien entre le bacon et le cochon. Seuls 50% peuvent affirmer qu’il existe un lien entre le beurre et la vache. Ailleurs, 90% des écoliers ne seraient pas en mesure de dire qu’une banane pousse dans un arbre. Je termine par quelque chose que vous avez peut-être lu la semaine dernière : une étude très sérieuse a récemment démontré que 15 millions d’Américains croient que le lait au chocolat provient de vaches de couleur marron. On peut en rire, mais c’est surtout pathétique. La réalité, c’est est que nous continuons sans relâche à alimenter le modèle dont je parle.

 

Nous avons choisi une douzaine d’espèces de plantes et nous leur avons fait supporter 75% de nos besoins alimentaires. Cela a conduit à la monoculture, laquelle a entraîné l’utilisation intensive de produits chimiques et une surconsommation d’eau pour l’agriculture et donc l’épuisement des sols. En parlant d’eau, le recours excessif à l’irrigation est dramatique. En effet, 70% de cette eau est gaspillée par l’évaporation et l’infiltration, et ce, où que vous vous trouviez dans le monde. En raison d’une irrigation excessive qui épuise les sols et modifie leur teneur en minéraux, un fleuve comme Colorado est vingt fois plus salé quand il passe la frontière des États-Unis qu’à sa source. À tel point qu’avant d’arriver au Mexique, le fleuve doit être dessalé dans une usine à Yuma. Une fois au Mexique, il est également très exploité. D’ailleurs, sauriez-vous dire où se trouve son embouchure dans le Golfe de Californie ? Non, tout simplement parce que le fleuve Colorado n’arrive plus à la mer.

 

« L’un des grands dirigeants de notre secteur a récemment déclaré : « Nous n’avons pas un seul dollar à investir dans la santé de nos clients ». Pensez-vous que 500 millions de personnes atteintes de diabète dans le monde acceptent cette réponse »

Alors, pourquoi continuons-nous ? Manque de compétences, d’argent ? De quoi avons-nous peur ? L’un des grands dirigeants de notre secteur a récemment déclaré : « Nous n’avons pas un seul dollar à investir dans la santé de nos clients ». Pensez-vous que 500 millions de personnes atteintes de diabète dans le monde acceptent cette réponse ? Est-ce que les 2,5 milliards de personnes en surpoids ou obèses considèrent cela comme une réponse sérieuse ? Et les 700 millions de personnes qui dépendent directement de l’agriculture et qui ont faim chaque soir ?

En tant qu’industrie, ne luttons-nous pas depuis des décennies contre l’idée qu’il puisse, à un moment donné, y avoir un lien entre apports caloriques et obésité ? Je parle de décennies, mais il y a seulement un an, n’avons-nous pas, en tant qu’industrie, lutté contre l’étiquetage des OGM aux États-Unis, alors même que 90% des consommateurs le demandaient,  en faisant valoir que cela induirait davantage en erreur le consommateur et qu’il s’agissait d’une information inutile ?

Prenons une autre citation d’un dirigeant d’entreprise : « Nous n’avons jamais vu les consommateurs si confus, les consommateurs sont perdus. » La vérité, c’est que NOUS les avons perdus. Nous les perdons, littéralement. Ils ne fréquentent plus nos magasins, n’achètent plus nos marques et trouvent leurs propres solutions de remplacement. S’agissant de nourriture, ils se passent de nous, de l’industrie alimentaire. Voilà ce qui se passe. Non seulement ils se passent de nous, mais ils sont peut-être même contre nous.

 

Pour ceux d’entre vous qui ne le savent pas, 160 pays à l’ONU ont voté pour que la nourriture soit considérée comme un droit humain, pour que les droits de l’homme incluent l’accès, en quantité et en qualité suffisantes, à une nourriture décente et acceptable. Voilà ce que les gens attendent.

 

« Sommes-nous suffisamment sincères ? Y mettons-nous suffisamment de moyens ? Allons-nous suffisamment vite ? »

Ce n’est pas surprenant si de plus en plus de gens croient qu’à l’instar de l’air, l’eau devrait être gratuite et accessible à tous. Et si l’eau devait être gratuite, pourquoi la nourriture ne le serait-elle pas ? Alors oui, une révolution est en train de se préparer, et toute la question est de savoir comment y répondre. Bien sûr, beaucoup diront que l’industrie a pris le leadership. Ce qui est vrai. L’existence depuis plus de 60 ans de ce forum et toutes les initiatives qui y sont nées en témoignent. Car c’est ce qui doit être fait. Votre présence dans cette salle. Moi sur scène. Nous abordons le sujet. Mais les questions qui se posent sont les suivantes. Sommes-nous suffisamment sincères ? Y mettons-nous suffisamment de moyens ? Allons-nous suffisamment vite ?

Je pense que nous atteignons un point où deux voies s’ouvrent à nous. Soit nous nous battons contre des consommateurs qui cherchent de nouvelles voies pour s’alimenter, soit nous reconnaissons en tant qu’industrie, que notre objectif final est de leur permettre d’être souverains s’agissant de leur alimentation. Et si tel est le cas, nous pouvons soutenir cette démarche. Parce qu’ils nous suivront. J’aimerais vous montrer une vidéo, si vous permettez.

VIDEO YOU HAVE POWER

Certains d’entre nous peuvent voter et d’autres ne le peuvent pas encore. J’ai grandi dans les Alpes françaises, au milieu des montagnes, de la nature. Aujourd’hui, certains de mes amis proches continuent de vivre en vendant du lait à des entreprises comme Danone. J’ai vécu en Afrique et j’ai découvert des communautés dépendantes de sources d’eau. J’ai vécu en Chine il y a dix ans et il était déjà possible d’imaginer comment, un jour, les besoins de ce pays perturberaient l’ensemble du système alimentaire. Aujourd’hui, nous devons payer des agents de sécurité dans les magasins en Allemagne pour éviter que des commerçants ne vendent tout leur stock d’aliments pour bébés à une clientèle chinoise et ainsi empêchent les mères allemandes d’y avoir accès. C’est la réalité.

 

Je me suis rendu au camp de migrants de Calais, dans le nord de la France. Pourquoi ? Car nous avons deux usines à 50 km. Là-bas, les migrants risquent leur vie pour se hisser entre les roues de nos camions en espérant accéder à une vie meilleure au Royaume-Uni.

 

« Le système ne fonctionne pas. L’agriculture ne donne pas les résultats escomptés dans les pays émergents. Quant aux  femmes qui, par leur travail, fournissent chaque jour 70% des besoins alimentaires de l’humanité, elles ne reçoivent rien en retour. »

J’ai été chargé par le gouvernement français d’une étude sur l’avenir de l’aide publique au développement. Et nos conclusions étaient assez claires. Le système ne fonctionne pas. L’agriculture ne donne pas les résultats escomptés dans les pays émergents. Quant aux  femmes qui, par leur travail, fournissent chaque jour 70% des besoins alimentaires de l’humanité, elles ne reçoivent rien en retour.

Lorsque nous avons voulu apporter notre pierre à l’édifice, nous avons initié une petite révolution au Bangladesh avec la Grameen Bank. Nous avons construit une micro-usine rurale qui fabrique un yaourt local très bon pour la santé afin qu’il soit vendu par les femmes dans les villages aux alentours. Dans l’un de ces villages, j’ai rencontré une femme, Yamina. Elle m’a dit : « Je comprends toutes les vertus de votre yaourt, mais aujourd’hui, c’est ma voisine qui me fournit du lait en échange de la garde de ses enfants quand elle va travailler dans les champs. Donc, si demain j’achète votre yaourt, comment va-t-elle faire avec ses enfants ? Merci, mais non. »

 

Yamina est probablement la dernière personne que j’aurais imaginé pouvoir voter pour un monde meilleur grâce à ses choix alimentaires. Pourtant, elle l’a fait. Aussi, si Yamina peut le faire, qui ne le pourrait pas ? Je voyage dans le monde, comme beaucoup d’entre vous, et nous rencontrons de plus en plus d’hommes et de femmes qui se demandent ce qui se cache derrière une marque et qui veulent savoir comment la nourriture a été préparée, comprendre son origine.  

 

Je rencontre un nombre croissant de personnes qui trouvent des solutions, économisent de l’eau, utilisent la technologie pour améliorer le système, créent des recettes ou de nouvelles façons de lutter contre le gaspillage, de limiter les déchets, de partager la nourriture, de livrer des produits frais, inventant ainsi une alimentation durable pour le futur.

 

Dans les foyers, sur les marchés alimentaires, dans les usines où nous fabriquons nos produits, dans les fermes ou les champs, dans ma région d’origine… je me suis rendu compte que oui, un autre monde est possible. Pourquoi ne pas commencer ? Eh bien, nous ne commençons pas et j’ai honte de bien des décisions que je continue à prendre. Nous sommes loin d’être parfaits. Il reste tellement à faire et nous ne savons pas toujours comment faire mieux. Certaines de ces décisions me tiennent éveillé la nuit. Mais est-ce une bonne excuse pour ne pas commencer ? Alors, nous avons commencé.

« Nous faisons partie d’une économie de marché très complexe, car il n’y a pas de main invisible autre que la vôtre ou la mienne. Confrontée à un monde où la concentration des richesses est une bombe à retardement. Un monde où les inégalités alimentaires contribuent à l’injustice sociale. Et où il est nécessaire de le dire très clairement. »

Nous avons demandé à de nombreuses personnes chez Danone de rédiger un manifeste qui a inspiré ce film : « Vous avez le pouvoir. » Aujourd’hui, Danone s’engage à nourrir et à protéger la planète et la santé. Vous pouvez penser que c’est une bonne intention, mais où en est la preuve ? Et vous auriez raison. Nous sommes une entreprise comme les autres. Nous faisons partie d’une économie de marché très complexe, car il n’y a pas de main invisible autre que la vôtre ou la mienne. Confrontée à un monde où la concentration des richesses est une bombe à retardement. Un monde où les inégalités alimentaires contribuent à l’injustice sociale. Et où il est nécessaire de le dire très clairement.

Le but ultime de l’économie de marché ne peut être autre que la justice sociale. Comment le prouvons-nous ? Nous l’avons fait l’année dernière avec le label B Corp. Pendant des années, voire des décennies, Danone a eu un double projet, économique et social, et nous avons décidé de recommencer. Pour affirmer que nous ne recherchons pas seulement la création de valeur, mais que je serai responsable, avec le conseil d’administration de Danone, de la manière dont nous partageons cette valeur.

Je parle de la valeur sociale et environnementale que nous créons, que nous partageons. C’est ainsi qu’aux Etats-Unis nous avons créé une Public Benefit Corporation, qui inclut WhiteWave (Etats-Unis), entreprise que dont nous avons récemment fait l’acquisition. Sa valeur est de 6 milliards de dollars, ce qui en fait la plus importante au monde.

 

Avec l’aval du conseil, je suis allé à l’Assemblée générale des actionnaires de Danone en avril pour dire que nous nous engagions, en tant qu’entreprise, à devenir une B Corp. Je veux être très clair – avec nous tous chez Danone, nous qui pouvons impulser ce mouvement – sur le fait  que cette déclaration visant à protéger et nourrir « une planète, une santé » est un acte d’allégeance visant à assurer la souveraineté alimentaire des hommes. Pour eux et pour personne d’autre. Donc nous avons commencé.

« Nous devrons accepter l’idée que nos produits ne seront qu’une partie de la solution. Lorsque nous parlons de développement durable, nous parlons en réalité de notre droit à opérer dans le futur. »

« One Planet. One Health » signifie que nous allons changer beaucoup d’autres choses chez Danone. Nous devrons accepter l’idée que nos produits ne seront qu’une partie de la solution. Lorsque nous parlons de développement durable, nous parlons en réalité de notre droit à opérer dans le futur. Mais quand les gens pensent à leur souveraineté alimentaire, ils revendiquent leurs propres droits. Ils examinent notre permis d’exploitation. C’est un énorme changement et cela va remodeler nos modèles économiques. Il sera de notre responsabilité d’ajuster la façon dont nos entreprises fonctionnent.

« Nous devrons inventer de nouvelles organisations bien plus proches de la vie réelle, de la réalité. »

« One Planet.One Health », passera également par la relocalisation de notre système alimentaire, de plusieurs façons. La technologie, l’impression 3D ou la dématérialisation soutiendront ce mouvement de plusieurs manières. Cela signifie que ce sera probablement la fin des modèles multinationaux pyramidaux. Nous devrons inventer de nouvelles organisations bien plus proches de la vie réelle, de la réalité. Des réseaux et des collaborations en interne et en externe.

 

« One Planet. One Health », concerne les hommes  qui vivent dans les déserts alimentaires aux États-Unis, ceux de New York qui cultivent des jardins communautaires, ou ceux qui fréquentent les boutiques bio (Amazon désormais) en Californie. Les hommes et les femmes qui vivent dans des bidonvilles près de Paris ou à Nairobi et qui paient beaucoup plus pour leur nourriture, ceux qui vivent dans les favelas parmi les charognards dans les décharges de Jakarta, en Asie. Les jeunes qui souffrent d’allergie, mais aussi ceux qui se développent de manière saine et heureuse. Les gens qui vivent plus longtemps, ceux qui ont besoin de soins spécifiques pour bien se nourrir. Les mères et les pères qui, lorsqu’ils font leurs courses, regardent l’emballage et veulent savoir ce qu’il y a derrière la marque qui nourrit leur famille. Vous et moi. Nous sommes tous connectés par le même système alimentaire, nous vivons sur la même planète, nous sommes de la même génération.

« Nous sommes la première génération à vraiment savoir. »

Nous pouvons tous prétendre que nous ne savons pas. Mais nous avons le pouvoir. La réalité est que nous savons. Nous sommes la première génération à vraiment savoir. Donc, ce choix est entièrement le nôtre. Combien de risques sommes-nous prêts à prendre ? Quel est le prix à payer pour ça ?

Bien sûr, il y a beaucoup d’inconnues. Il y en a tellement que nous ne savons pas combien. Mais nous savons déjà beaucoup de choses. Et j’insisterais sur une chose : nos équipes  connaissent bien mieux que moi la réalité de cette révolution de l’alimentation qui est en marche. Ils en sont à l’avant-garde et si nous les écoutons, si nous acceptons de leur donner les moyens de nous emmener vers cette révolution, ils nous guideront. Ils peuvent être les fondateurs de cette génération. Une génération qui exploiterait sa très riche expérience, son accès à des technologies de rupture et son intelligence collective pour créer une souveraineté alimentaire durable pour tous.

 

Donc tous ensemble, et ça ne peut pas être autrement que tous ensemble, avec ceux qui peuvent décider du monde dans lequel ils veulent vivre chaque fois qu’ils mangent et boivent, pour ceux qui ne le peuvent pas encore, tous ensemble, nous pouvons nous inscrire dans l’histoire comme la  « Food generation ». Et nous allons le faire !

Merci.

Emmanuel Faber