Les pensées aquatiques (je suis hanté par les eaux) - Umanz

Les pensées aquatiques (je suis hanté par les eaux)

Les eaux murmurent un savoir très profond pensait Jung qui ne s’éloignait jamais trop longtemps des lacs.

Un jour, j’ai lu cette phrase fabuleuse d’Isak Dinesen alias Karen Blixen elle disait simplement ceci : « Le remède à tout de l’eau et du sel : de la sueur, des pleurs ou la mer »

Ce jour là je me suis dit que j’allais recueillir chaque jour, dans ma pratique de construction de sens et de collectionneur de phrases, des pensées de larmes, des pensées de sueur et des pensées de mer…Des pensées aquatiques.

Les pensées de larmes

Les pensées de larmes accompagnent souvent la tristesse. Elles illustrent une souffrance, un deuil, une nostalgie, un manque ou une perte, un amour blessé. 

Il y a cette magnifique phrase à la fois naïve, simple et dense d’Henri Calet

“Ne me secouez pas, je suis plein de larmes”

Henri Calet

Ou cette nuance subltile de Jane Austen

« Qui sourit n’est pas toujours heureux.
Il y a des larmes dans le coeur qui n’atteignent pas les yeux. »

Jane Austen

Les pensées de larmes évoquent aussi la nostalgie et une certaine mélancolie de l’autre comme l’exprime si bien Murakami :

« Celui qui aime cherche la partie manquante de lui-même. Aussi, quand on pense à l’être dont on est amoureux, on est toujours triste. C’est comme si on entrait à nouveau dans une chambre pleine de nostalgie qu’on a quittée il y a longtemps.»

Murakami, Kafka sur le rivage

Les pensées de sueurs

Parfois les pensées aquatiques sont des pensées de sueurs. Ce sont celles de nos batailles.

Car nos cicatrices, nos luttes, nos victoires et nos défaites nous constituent. Ce sont des pensées dures, comme celles de l’homme dans l’arène.

“ Tout le mérite appartient à celui qui descend vraiment dans l’arène, dont le visage est couvert de sueur, de poussière et de sang, qui se bat vaillamment, qui se trompe, qui échoue encore et encore – car il n’y a pas d’effort sans erreur et échec.”

Théodore Roosevelt

Elles peuvent être des pensées de distance ou d’éloignement comme celle de Gide :

« L’homme ne peut découvrir de nouveaux océans tant qu’il n’a pas le courage de perdre de vue la côte. » 

André Gide

Ou bien d’efforts

Un bon pilote continue à naviguer les voiles déchirées

Sénèque

Les pensées de sueurs glorifient la friction, et le cheminement. Elle savent parfois que dans certaines phases de vie, il faut savoir se tenir au difficile comme le rappelait Rilke :

« Nous savons peu de choses, mais qu’il faille nous tenir au difficile, c’est là une certitude qui ne doit pas nous quitter. Il est bon d’être seul parce que la solitude est difficile. Qu’une chose soit difficile doit nous être une raison de plus de nous y tenir. Il est bon aussi d’aimer ; car l’amour est difficile.

L’amour d’un être humain pour un autre, c’est peut-être l’épreuve la plus difficile pour chacun de nous, c’est le plus haut témoignage de nous-mêmes ; l’œuvre suprême dont toutes les autres ne sont que les préparations.

Rainer Maria Rilke 

Ces pensées savent que  “La vie commence au delà de la zone de confort” comme le confie Donald Walsch. 

Les pensées aquatiques peuvent être dures car l’eau, toujours, se souvient comme l’explique le Chef Seattle dans sa réponse cinglante au gouverneur Isaac Stevens :

“Cette eau scintillante qui coule dans les ruisseaux et les rivières n’est pas seulement de l’eau mais le sang de nos ancêtres. Si nous vous vendons de la terre, vous devez vous rappeler qu’elle est sacrée et que chaque reflet spectral dans l’eau claire des lacs parle d’événements et de souvenirs de la vie de mon peuple. Le murmure de l’eau est la voix du père de mon père.”

Chef Seattle, 1854

Les pensées de mer

Il y a enfin les splendides pensées de mer. Ces fulgurances marines que je garde pour la fin car elles ouvrent l’horizon, appellent l’homme vers l’aventure, le voyage et vers un éternel ailleurs.

On y retrouve Hugo bien sûr :

« On entend le sanglot de la création. La mer est la grande pleureuse. Elle est chargée de la plainte ; l’océan se lamente pour tout ce qui souffre. »

Victor Hugo

On y croise Camus, toujours :

« J’ai grandi dans la mer et la pauvreté m’a été fastueuse, puis j’ai perdu la mer, tous les luxes alors m’ont paru gris. »

Albert Camus

On navigue aux côtés de Colomb

« Et la mer apporta à chaque homme des raisons d’espérer, comme le sommeil apporte son cortège de rêves »

Christophe Colomb

d’Hemingway aussi : « Tout en lui était vieux, sauf son regard, qui était gai et brave, et qui avait la couleur de la mer »

Ils savent tous que la mer a un secret pour tous ceux qui l’aiment et la redoutent comme Claudie Gallay :

“Je savais que l’on pouvait rester très longtemps comme ça, les yeux dans la mer, sans voir personne. Sans parler. Sans même penser. Au bout de ce temps, la mer déversait en nous quelque chose qui nous rendait plus fort. Comme si elle nous faisait devenir une partie d’elle. Beaucoup de ceux qui vivaient cela ne repartaient pas.”

Claudie Gallay, Les déferlantes

Tous les ultramarins découvrent aussi un jour l’ardente intuition du “sens de la nage” :

Elle me disait souvent :

«Sois prudent

ne va pas si loin

longe plutôt la côte. »

Mais ce n’était pas pareil.

Je préférais nager vers le large

en direction d’une ligne

que moi seul connaissais.

Je réglais ma cadence

de crawl avec mes palmes

et partais vers un point

que j’avais appelé :

 » Cap de l’oubli passager. « 

Certains matins très tôt

quand la mer était calme

je nageais vers ce point.

Sans me retourner.

Je savais que sur terre

on revient sur ses pas.

Mais dans le sens de la nage

quand bien même on traverse des vagues

c’est sur soi qu’on revient.

Sur soi qu’on revient.”

François de Cornière, Nageur du petit matin

L’appel de l’océan c’est aussi cette éternelle invitation à s’arracher que connaît si bien Melville :

“Voici quelques années – peu importe combien – le porte-monnaie vide ou presque, rien ne me retenant à terre, je songeai à naviguer un peu et à voir l’étendue liquide du globe. C’est une méthode à moi pour secouer la mélancolie et rajeunir le sang. 

Quand je sens s’abaisser le coin de mes lèvres, quand s’installe en mon âme le crachin d’un humide novembre, quand je me surprends à faire halte devant l’échoppe du fabricant de cercueils et à emboîter le pas à tout enterrement que je croise, et, plus particulièrement, lorsque mon hypocondrie me tient si fortement que je dois faire appel à tout mon sens moral pour me retenir de me ruer délibérément dans la rue, afin d’arracher systématiquement à tout un chacun son chapeau… alors, j’estime qu’il est grand temps pour moi de prendre la mer…”

Herman Melville, Moby Dick

…et à méditer l’éternelle leçon de Platon, héritée d’Aristote :

“Il y a trois sortes d’hommes: les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer.”

Platon

Tous font partie de cet étrange peuple qu’évoque David Brooks quand il dit “Je suis et je demeure un amphibien.”

Voilà ce que je dois aux pensées d’eau, Ce sont des pensées vagabondes, libres mais qui trouvent toujours leur chemin. Peut-être y trouverez-vous le rythme secret de l’eau, peut-être y trouverez-vous les vôtres.

Je vous le souhaite car les pensées aquatiques me sont précieuses. 

Comme l’exprime magnifiquement Norman Mac Lean à la source du livre « La rivière du sixième jour » qui inspira le film : “Et au milieu coule une rivière”, Je suis hanté par les eaux.

“ Alors, dans le demi-jour boréal du canyon, tout ce qui existe au monde s’estompe, et il n’y a plus que mon âme, mes souvenirs, les voix mêlées de la Blackfoot River, le rythme à quatre temps et l’espoir de voir venir un poisson à la surface.

A la fin, toutes choses viennent se fondre en une seule, et au milieu coule une rivière.

La rivière a creusé son lit au moment du grand déluge, elle recouvre les rochers d’un élan surgi de l’origine des temps. Sur certains des rochers, il y a la trace laissée par les gouttes d’une pluie immémoriale. Sous les rochers, il y a les paroles, parfois les paroles sont l’émanation des rochers eux-mêmes.

Je suis hanté par les eaux.”