Interview de Yannick Blanc :  “Éclairer le monde dans lequel nous sommes pour éclairer le monde vers lequel nous voulons aller” - Umanz

Interview de Yannick Blanc :  “Éclairer le monde dans lequel nous sommes pour éclairer le monde vers lequel nous voulons aller”

Yannick Blanc, président de l’agence du service civique, dans son bureau. Paris, 15 février 2019

Nous vivons actuellement quatre transitions majeures et irréversibles : écologique, numérique, économique et démocratique :

Haut fonctionnaire, normalien, philosophe et prospectiviste.  Yannick Blanc, ancien président de l’Agence du Service Civique élabore pour la Fonda, les scénarios possibles de la “grande transition” d’un monde en accélération permanente.

Il a accepté de répondre aux questions de Umanz

Umanz- Vers quel monde allons nous ?

Yannick Blanc : Actuellement nous n’avons pas de représentation pertinente du monde dans lequel nous sommes et la tâche de la prospective est d’éclairer le monde dans lequel nous sommes pour éclairer le monde vers lequel nous voulons aller.

Nous ne savons pas encore quel est le monde qui nous attend  mais nous commençons juste à savoir vers quel monde nous ne voulons pas aller. Ce monde est celui de la catastrophe climatique.

Il nous faut donc discerner les choix encore possibles dans le contexte des transformations irréversibles comme le dérèglement climatique.

Prenons l’exemple de la démographie : la population mondiale aura été multipliée par 4 de 1950 à 2050. Mais au-delà du nombre et du vieillissement, il y a deux phénomènes majeurs à  comprendre et organiser :

  • celui d’une jeunesse qui dure de 15 à 30 ans (l’âge du premier enfant), alors que la jeunesse ne durait que 5 ans il y a encore quelques décennies.
  • Celui d’une nouvelle classe d’âge, celle des seniors actifs de 55 à 75 ans qui jouent un rôle actif fluidificateur et stabilisateur pour les jeunes actifs et pour leur parents en fin de vie. Symboliquement, cette classe “oubliée” n’existe pas dans l’organisation sociale c’est pourtant le pivot de toute la société.

Umanz- Comment prendre en compte ces nouveaux phénomènes climatiques et démographiques ?

Yannick Blanc :  Nous avons besoin de poser ces phénomènes et d’une délibération collective sur la question de l’allongement de la jeunesse et celle du rôle des seniors actifs.

Il en va de même pour le climat. Le débat sur la transformation climatique a été réduit à une débat entre les climato-sceptiques et les collapsologues mais il y a beaucoup plus de choses à dire. Entre le négationnisme de Trump et les attitudes de pessimisme millénariste il y a encore des choix possibles et de très grandes ampleurs.

Il y a des irréversibles mais il n’y a pas de fatalité climatique.”

S’il est vrai que jamais les variations climatiques n’ont été aussi rapides dans l’histoire humaine, jamais elles n’ont à ce point dépendu de l’activité humaine.  Pour diminuer nos émissions de carbone, il faut des investissements colossaux, mais pas plus importants que celui qui a permis de sauver les banques en 2008…

Il y a des irréversibles mais il n’y a pas de fatalité climatique.

Umanz- Quels choix pouvons-nous faire pour infléchir l’avenir ?

Yannick Blanc : Il faut d’abord s’entendre sur les termes et les choix d’échelles à opérer. Le dérèglement climatique a la caractéristique unique d’offrir une simultanéité des échelles : individuelle et collective.

“On s’aperçoit que le comportement des consommateurs évolue plus vite que la capacité des gouvernements à décider. “

Or, on s’aperçoit que le comportement des consommateurs évolue plus vite que la capacité des gouvernements à décider. Et que les entreprises construisent des stratégies pour s’adapter aux nouvelles exigences des consommateurs.  C’est un nouveau paradigme dans lequel les entreprises sont, au final, plus attentives aux citoyens que les gouvernements.

D’autre choix passionnants nous attendent  : il n’y a aucun exemple dans l’histoire de civilisation ou d’ordre social fondé sur l’égalité entre les hommes et les femmes, c’est pourtant ce que nous sommes déjà en train de construire, non sans angoisse pour d’aucuns, non sans impatience pour certaines…

Umanz- De quelles innovations sociales avons-nous besoin aujourd’hui ?

Yannick Blanc : Nous avons d’abord besoin d’innovations sociales dans le champ de l’éducation et de la formation parce que le centre de gravité de l’acte éducatif et de l’acte de formation est passé aujourd’hui de la transmission de connaissance vers le partage d’expérience.

le centre de gravité de l’acte éducatif et de l’acte de formation est passé aujourd’hui de la transmission de connaissance vers le partage d’expérience.”

Nous avons besoin d’innovation dans la pratique des solidarités   à cause des transformation démographiques et de l’extrême diversification des parcours individuels.

Aujourd’hui la solidarité ne s’exerce plus en masse et par catégorie de besoin ou de prestation comme avant, le maître mot est désormais l’accompagnement des parcours individuels. Une sorte de droit à la singularité qui déstabilise les institutions, les mécanismes fiscaux et les mécanismes de prise en charge.

Nous sommes en train de modifier la façon dont nous percevons et construisons la relation entre l’individu et les l’institutions. Selon une étude publiée par La Fonda, la quantité d’engagement bénévole en France a été multipliée par 2,5 en 15 ans. L’année dernière c’est 43% de la population qui a eu une expérience d’engagement bénévole…

“les individus ne construisent plus leur identité sociale par leur appartenance mais par leur engagement.”

Ce nouveau phénomène montre que les individus ne construisent plus leur identité sociale par leur appartenance mais par leur engagement.

Or, pour continuer à faire société nous avons besoin de l’engagement alors que les institutions n’ont pas encore détecté ni encouragé ces nouvelles formes d’engagement ni dans leurs règles ni dans leur pratique.

Umanz- La démocratie a t-elle encore un avenir ?

Yannick Blanc : Ce n’est pas sûr…La démocratie libérale telle qu’elle s’est construite en deux siècles et demi et en train de disparaître…Le symptôme majeur de cet effondrement ce n’est ni l’élection de Trump, ni la montée des régimes autoritaires en Europe ou ailleurs mais le dérèglement actuel du parlement britannique, mère de toute les démocraties, qui a résisté, aux guerres napoléoniennes, à la colonisation, la décolonisation, à Margaret Thatcher, et qui est en train de devenir fou sous nos yeux…

“Ce dérèglement anglais est l’illustration pure d’une incapacité nouvelle et inquiétante des Britanniques à exister en tant que nation démocratique”

Ce dérèglement anglais est l’illustration pure d’une incapacité nouvelle et inquiétante des Britanniques à exister en tant que nation démocratique.  C’est le signal fort que dans les sociétés contemporaines, les mécanismes de représentation, de régulation et de décision sont en train de ne plus fonctionner…

Or si nous voulons faire face aux défis du changement climatique, il faut que nous reconstruisions un système de décision collective que nous n’avons plus…

Le paradoxe actuel est que l’effondrement démocratique aura précédé l’effondrement climatique..

Or, Il est vital de préserver la démocratie comme capacité à préserver les décisions collectives…

Je suis très attentif aux nouveaux phénomènes d’engagement et de fabrique des décisions collectives notamment dans les collectivités locales. Nous observons ce phénomène de près grâce à un moteur de recherche coopératif, le Carrefour des innovations sociales. On voit aujourd’hui se constituer des nouveaux collectifs, comme dans le cas des tiers lieux, qui se réunissent autour d’un objectif commun pour mettre en valeur un territoire. Ils montrent une nouvelle capacité à agir ensemble. La grande nouveauté est qu’ils posent des règles éthiques plutôt qu’une organisation. Dans ces nouvelles communautés de décision collective, il y a une façon d’agir non hiérarchique. On se réfère volontiers à une charte et non à des statuts.

La violence nous inquiète mais la transformation du monde est beaucoup plus pacifique que celles du passé, elle est le fruit de la fermentation plus que de la révolution.